29.5.11

La vie ordinaire. (une terrifiante nouvelle d'horreur et de science fiction fantastique)





Martine sortit des flots comme Vénus de l’onde, belle comme une déesse grecque et à peine moins bien roulée, car, soyons objectifs, il y’ avait bien au dessus du bikini rouge à pois jaunes un sympathique petit bourrelet qui débordait discrètement, mais il était si adorable que Régis aurait pu passer des heures à le palpouiller en disant “couicouicoui” pendant qu’elle glousserait comme une idiote.

Il était allongé sur sa serviette de plage, et cherchait avec un air concentré un nom de fleuve sibérien en quatre lettres. Elle trottina furtivement parmi les parasols et les châteaux de sable et vint soudain lui coller dans le dos la masse ondoyante de son épaisse chevelure auburn, néanmoins toute dégoulinante d’eau froide. Il poussa un grand cri en envoyant balader ses mots fléchés, puis se retourna vivement, la faisant rouler dans le sable en riant.
« -Cagole ! » lui dit il
« -Chouchous ! Beignets ! Boisson fraiches ! » hurla le marchand ambulant qui poussait une carriole rouge juste à la lisière de la plage.
« -Oh ! des beignets ! » dit Martine avec ravissement. Et, piochant son porte-monnaie dans son cabas en paille, elle s’élança entre les enfants qui jouaient au ballon et les retraités avachis au soleil.

Quelques instant plus tard, ils avaient tout les deux la figure pleine de sucre en poudre, et dégustaient avec délices les friandises fourrées de compote de pommes.

Martine et Régis étaient arrivés à la Grande Motte le matin même: jetant leurs affaires en désordre dans le minuscule studio de location, ils s'étaient tout de suite changés pour aller à la plage.
En longeant le canal entre l' étang du Ponant et le bord de mer, ils avaient vu un ragondin et quelques gros poissons dans l'eau vaseuse. Les traditionnelles mouettes anormalement bien portantes des stations balnéaires (elles se nourrissaient principalement de frites grasses et de cornets de glace renversés) poussaient leurs grands cris bêtes en sillonnant le ciel d'un bleu enthousiasmant.

Ils avaient étalé leurs rabannes du côté de la petite digue, là où les pécheurs s'installaient toujours, et s'étaient enfin allongés, absolument épuisés par le perspective de n'avoir rien à faire pendant des journées entières.
Ils déjeunèrent ensuite dans un snack du bord de mer, aveuglés de soleil face aux vaguelettes vert émeraude, d’un kebab en assiette avec des frites et de l’aïoli pour Régis, tandis que Martine commanda une petite salade verte pour faire genre “je mange équilibré”. On lui présenta un saladier pour quatre personnes rempli à ras bord, avec des oeufs durs, des anchois, des olives noires, des quartiers de tomates et la quantité de vinaigrette qu'on pouvait raisonnablement espérer préparer avec une demi-bouteille d'huile d'olive. Elle fit mine d'être effarée, mais alla jusqu'à saucer le saladier quand elle eut tout fini.


« -Il faut attendre une heure après manger avant de retourner se baigner », dit doctement Régis, reposant la tasse de café qui aidait à lui remettre les idées en place après le pichet de rosé, et croisant les mains sur son ventre repu.
« -Si tu veux, on peut aller faire des courses...
-Oh oui, c'est une excellente idée ! Je veux des sandales, et une autre robe ! »

Il y' avait un Auchan à quelques kilomètres. Ils garèrent leur voiture (une Austin bleu marine dont l'intérieur sentait la moquette poussiéreuse ) le plus loin possible de l'entrée, pour avoir le plaisir de traverser l'immense parking à pied, humant le bitume surchauffé par le soleil d’août et les gaz d'échappement.
Martine remplissait rapidement son caddie. Outre des sandalettes en plastique rouge cerise, elle s'était acheté une paire d'espadrilles en tissu marin à semelles compensées, et aussi d'élégantes tongs en mousse noire. Elle prit aussi deux robes de plage identiques, mais de couleurs différentes, une jaune paille et l'autre d'un indigo éteint, et un paréo fuchsia décoloré façon tie-and-dye qu'elle imaginait déjà flottant négligemment sur ses hanches bronzées.

Ils achetèrent aussi de la crème solaire qui sentait bon la vanille, et d'autres serviettes de plage, plus grandes et plus jolies que celles qu'ils avaient. Et puis des coton-tiges, à cause du sable qui restait dans les oreilles. Et puis du gel douche, parce qu'ils avaient oublié s'il y' en avait ou pas au studio. Et des bougies à la citronnelle, contre les moustiques. Et des maquereaux. Et du pain. Et des spaghetti. Et du chocolat. Et du vin rouge. Enfin, tout le nécessaire, quoi.

La caissière émettait des « bips » à intervalles réguliers, en passant leurs articles devant le scanner.
Elle s'appelait Nathalie, comme l'indiquait le badge accroché à sa jolie blouse, et ses cheveux plats châtains cendrés étaient séparés d'une raie au milieu parfaitement rectiligne. Coquette, elle portait en outre un vernis à ongles bleu ciel nacré, extrêmement sophistiqué quoique légèrement écaillé.
Martine l'avait détaillée avec admiration pendant les dix-sept minutes de la file d'attente.

Chez le marchand de Journaux, Régis prit d'autres albums de mots fléchés, et un livre de poche, un truc branché, un roman de Henri Troyat. Martine snoba les magazines de mode qui ne l'intéressaient pas vu qu'elle était déjà à la monde de dans deux ans, partant du principe que « quand un vêtement ne va avec rien, c'est qu'il va avec tout », et elle prit plutôt un truc avec « Linux » dans le titre. Elle n'avait absolument aucune idée de ce qu'était Linux, mais c'était écrit tout petit, et ça avait l'air tellement passionnant !

Et comme Régis n'avait pas de lunettes de soleil, ils passèrent un long moment dans une boutique de la galerie marchande à essayer plusieurs modèles. Régis était un grand garçon blond au visage plutôt rond : les montures trop couvrantes étaient catastrophiques, et les verres trop petits le faisaient ressembler à une version débonnaire de Ranxerox. Ils hésitèrent donc longuement, jusqu'à ce qu'une vendeuse aux idées judicieuses leur propose une élégante paire aux verres rectangulaires sertis dans une large monture en acétate noir mat.
« -Ah ! En plus elles sont vraiment confortables ! » dit il, ravi. Et il les garda sur le nez.

Ils retournèrent passer la fin d'après midi sur la plage. Elle inaugura son paréo tout neuf. Ils s'oignirent copieusement de monoï, allèrent batifoler dans les vagues en répandant autour d'eux des auréoles grasses et irisées, un peu comme des pétroliers qui dégazent, puis retournèrent s'allonger sur leurs serviettes neuves, et s'oignirent à nouveau mutuellement. Et ils mangèrent d'autres beignets aux pommes.
Vers 19h Ils en eurent assez de ne rien faire du tout. Ils regroupèrent leurs affaires et retournèrent au studio.
Ils retrouvèrent alors les trésors dont ils avaient rempli le frigo.

Pendant que Régis vidait les maquereaux, Martine éplucha quelques gousses d’ail qu'elle pila avec des feuilles de menthe fraîche et un peu de sel dans le mortier en bois qu'elle avait trouvé dans le placard de la kitchenette. Elle délaya ensuite le tout dans une généreuse rasade d'huile d'olive, et cela fit une savoureuse sauce dont elle nappa les spaghetti lorsqu'ils se mirent à table.
« -C'est le genre de plat qui se mange à deux, ou alors pas du tout ! » Dit Régis en servant le vin. Du vin rouge, naturellement.

Ils dînèrent sous les étoiles, sur la terrasse, en écoutant Radio Classique, où passait une œuvre pour violoncelle de Gabriel Fauré.

Lorsqu'ils eurent fini la bouteille, ils étaient un peu ivres et jouèrent à reconnaître les constellations, ce qui était d'autant plus drôle qu'ils n'y connaissaient rien et inventaient n'importe quoi.
Ils dormirent comme deux masses dans le canapé-lit, ronflant comme des bienheureux.

Le lendemain, il y' un peu de vent. Ils s'étaient levés tellement tard qu'il était déjà le début de l'après midi lorsqu'il finirent de boire leur café et de manger leurs tartines de confiture de myrtilles.
Ils n'eurent pas le courage d'aller jusqu'à la plage, devinant que le vent devait très probablement y soulever d'énormes nuages de sable qui viendraient s'insinuer dans leurs narines et entre leurs dents, et préférèrent installer leurs serviettes sur la pelouse près du lac, à deux pas du club d'aviron.

Ils étaient installés depuis quelques instants, lorsque Martine, allongée à plat ventre, leva les yeux, se sentant observée.

Il y' avait à moins d'un mètre un canard qui la regardait d'un air indéchiffrable. Après de lui, sa femelle semblait plus circonspecte.
« -Hé, regarde ! » dit Martine à Régis qui somnolait les mains croisées sur le ventre. Il avait gardé son T-shirt parce qu'il avait un peu froid.

Il ouvrit les yeux, et tendit le cou, assez pour voir les deux canards à l'envers.
« -Huhu ! » Dit il.
Les canards les regardaient d'un air hésitant, puis, d'une démarche digne, ils commencèrent à les contourner, avec cet air snob qu'ont souvent les col-verts, surtout les mâles, car la femelle du col-vert n'a justement pas le col vert, et par conséquent fait moins sa prétentieuse.

Après les avoir dépassés, les canards les dévisagèrent à nouveau avec insistance, puis continuèrent leur chemin. Ce n'est que quelques minutes plus tard que Régis constata qu'ils avaient feint de s'en aller pour pouvoir mieux revenir par l'autre côté !

En fait, le couple de canards leur tourna autour une bonne partie de l'après midi.

Martine suspecta que les deux volatiles, habitués aux pique-niques, devaient attendre l'hypothétique survenue des sandwiches et de leur cortège de miettes pour venir quémander en cancanant. Hélas pour eux, Martine et Régis n'avaient pas apporté de collation. Et ce point lui fit penser que, justement, elle grignoterait bien un truc, et qu'il devait par conséquent n'être pas loin de seize heures.
Elle fouilla dans son sac pour y trouver sa montre. Sa conclusion était exacte. Elle avait envie de brochettes.

« -Tu vois c'est ça qui est merveilleux à la Grande Motte, dit elle à Régis tandis qu'ils sortaient de la supérette Casino du centre ville. Outre l'architecture et le fait que tout soit extrêmement pratique, on peut de surcroît tomber au détour d'une rue sur une aussi grande vedette que Manitas de Plata ! »

Elle admirait sincèrement cet artiste qui savait vivre dans la simplicité bien qu'il ait été l'un des plus grands vendeurs de disques de flamenco au monde, même si les puristes lui reprochaient son autodidactisme et le manque d'académisme de son parcours de musicien.

« -Mais quand on a la passion,le talent, j'irai jusqu'à dire : le génie, est-ce qu'on a vraiment besoin de prendre des cours ? S'enflammait elle.
-Sans travail un don n'est rien qu'une sale manie », dit Régis en paraphrasant Georges Brassens, pour taquiner Martine et aussi parce que, d'un guitariste à l'autre, il avait fait une association d'idées.
« -D'ailleurs tu sais, c'est pas tellement loin, Sête, non plus. On peut y aller, si tu veux, aussi. Il y'a deux musées d'art contemporains vachement intéressants. Et on pourra manger des tielles. C'est délicieux, c'est un genre de petites tourtes avec du poulpe dedans...
-Oh oui, ça serait bien  ! » Répondit elle, sans qu'on puisse savoir si l'art où le poulpe l'enthousiasmait le plus.

C'est alors qu'ils passèrent devant une affiche annonçant le passage de Frédéric François dans les arènes de Palavas.
« -On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? » furent les seuls mots que fut capable de prononcer Martine, en trépignant, lors du quart d'heure qui suivit. Le concert était le surlendemain, et l'on pouvait acheter des places un peu partout. Régis accepta.

En attendant ils étaient de retour au studio, et s' adonnèrent à l'art subtil de l'enfilage de cubes de viande sur des piques en bambou, en ayant soin d'intercaler de petits carrés de poivron vert et des quartiers d'oignons.

Ils firent griller le tout sur le barbecue électrique de leur minuscule terrasse, firent une salade de tomates pour accompagner et dînèrent à dix-sept heures trente.

Régis alla ensuite prendre une douche. Lorsqu'il eut terminé, il s'installa tranquillement pour sécher, tout nu dans un transat, en lisant le journal.

Martine se savonnait les seins avec énergie en chantant très fort une chanson de Nolwenn Leroy.
« -Histoire naturelle, mon histoire est celle d'une espèce en voie d’apparition ! 
Régis entra dans la salle de bains.
-J’adore cette chanson ! lui dit elle à travers le rideau de douche.
-Si on allait au cinéma,ce soir ? Lui répondit il. Y’ a une rétrospective Chantal Akerman au « Diagonal » Ils jouent “Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles”.
-Oh, formidable ! » S’exclama Martine, qui ne l’avait jamais vu.

Ils allèrent donc passer la soirée à Montpellier.

Après avoir résolu le problème du stationnement en garant leur voiture dans le parking souterrain du Polygone, ils allèrent jusqu'au cinéma à pied, ce qui faisait quand même une petite trotte, mais ils s'en foutaient car il faisait beau, il faisait bon, la vie était belle et ils s'aimaient.

Après avoir reçu un ticket mauve d'une caissière placide, ils s'installèrent dans les moelleux fauteuils pliants en velours rouge, pile au milieu de la salle vide. Martine posa sa tête sur l'épaule de Régis en attendant que le film commence.

Ils regardèrent Delphine Seyrig vaquer aux taches ménagères, se prostituer, commettre un meurtre.
Martine s’enthousiasma pour les longs passages où la comédienne épluchait des pommes de terre. En sortant de la salle, elle était toute effervescence.
« -Il faut des chips ! Il faut absolument qu’on mange des chips ! »
Ils se précipitèrent dans une épicerie de nuit et achetèrent plusieurs paquets, largement trop chers, et les ramenèrent dans leur canapé-lit. Ils s'empiffrèrent goulument.
« Tu as la marque du maillot ! » dit Régis en lui enlevant sa culotte, révélant deux fesses pâles , puis ils firent l’amour parmi les miettes huileuses et le sel , en glapissant des trucs saugrenus comme :
« -Oh oui ! dis moi des choses érotiques en castillan !
- Voy a comer tu ropa interior ! »
Le lit faisait de grands “BOUM-BOUM” contre le mur. Ils ne s’étaient même pas brossé les dents.

Les voisins leur lancèrent de lourds regards plein de réprobation morale, qu’ils ignorèrent avec une bonne santé réjouissante, lorsque, le lendemain matin, ils partirent en promenade, lui en short blanc, polo vert et espadrilles, elle vêtue d’une robette de tenniswoman rose vif, et des fameuses sandales rouges.

« -C'est vraiment une actrice magnifique, dit Martine, en repensant au film de la veille.
-C'était. Répondit Régis. Elle est morte depuis des années, je crois bien qu'elle avait le cancer.
-Ah . » Dit Martine, et elle resta silencieuse quelques instants. 

Puis elle reprit.
« -Et elle a joué dans quoi d'autre ?
-Oh, tu sais je ne suis pas tellement cinéphile, mais elle je l'ai aussi vue dans « l'année dernière à Marienbad » d'Alain Resnais, et puis naturellement dans Peau d’Âne.
-Ah elle joue dans peau d’Âne ? Mais je ne l'ai pas reconnue...dit Martine, incrédule.
-Pourtant elle est difficile à manquer, c'est elle fait la fée foldingue ! Celle qui arrive avec un hélicoptère à la fin...certes c'est un peu moins austère que les pulls gris de Jeanne Dielman.
-Et c'est quoi, le truc sur Marienbad, là, dont tu parlais ?
-Oh, c'est difficile à expliquer...Vraiment très très particulier. Un peu...tu peux imaginer un peu comme un film d'épouvante mais sans les scènes d'horreur. On croit toujours qu'il va se passer quelque chose, et en fait non. Mais plastiquement c'est somptueux, dans un noir et blanc magnifique. Si je le trouve en DVD je te le ferai voir. »

Leur promenade tourna court : le ciel se couvrait soudain de plus en plus. Ils coururent sous le ciel gris plomb et les premières grosses gouttes leur tombèrent dessus alors qu'ils arrivaient sur le parking de la résidence.
Ils montèrent les deux étages en riant, et, à peine la porte refermée, enlevèrent leurs vêtement mouillés et les étalèrent sur des chaises pour qu'ils sèchent.

Ils avaient acheté dans une boutiques de fournitures pour les beaux arts de quoi faire de la peinture. Des cartons entoilés, de grands tubes d'acrylique des couleurs primaires, quelques pinceaux de plusieurs tailles.

Bizarrement, ils avaient du faire deux fois le tour de la ville pour trouver des crayons gris.

Au vu du temps mitigé, ils décidèrent d'en profiter pour laisser s'exprimer leur créativité, et comme deux enfants, s'installèrent chacun d'un côté de la table avec un petit gobelet pour l'eau et du sopalin pour essuyer les pinceaux.

Martine, très rigoureuse, commença son tableau en traçant des traits à la rêgle dans tous les sens, reportant de mystérieuses distances avec un compas. Elle allait manifestement se lancer dans un all-over très inspiré de Vasarely.
Régis avait une approche esthétique plus proche de celle de Georges Mathieu. Ils prépara un fond d'un beau rouge velouté, puis s'élança en arabesques calligraphiques jaunes, noires, et blanches, dans une improvisation free-style assez dynamique.

Il eut naturellement fini bien avant Martine, qui préparait soigneusement ses nuances de bleu foncé, violet, indigo, et orange.

Pendant qu'elle appliquait ses couleurs, en prenant bien soin que la trace du pinceau ne soit pas visible, il prit un autre carton vierge et réalisa une explosion florale exubérante, assez kitsch il faut dire, quoique plutôt réaliste, avec de grands iris jaunes, des glaïeuls rouges et des fleurs de pavot dessinés à grands traits nets dans ce qui semblait être un vase rustique en terre cuite. Pour le coup, on aurait plutôt dit un Bernard Buffet,mais dans un genre nettement plus désinvolte que le vrai.

Ni elle ni lui ne réalisa de chef-d’œuvre impérissable, mais c'était suffisamment décoratif pour être accroché au mur sans rougir, et puis comme hobby ça n'était pas plus con que de faire du point de croix ou tresser des scoubidous.

« -Ah, tiens, on n'a pas mis la radio ! » dit soudain Régis.
En fait, le bruit de la pluie leur suffisait.

« -Je suis épuisé ! Dit Régis en s'allongeant dans le canapé-lit, pour y faire une sieste voluptueuse.
-Je finis et je te rejoins ! Répondit Martine. Elle tirait la langue pour colorier avec application ses petits carrés.
-Voi-là ! » Dit elle. Et elle vint se blottir contre lui, en chien de fusil.
Ils respiraient paisiblement, l'un contre l'autre.

« C'est assez fascinant de voir à quel point, moins on en fait, moins on a envie d'en faire », se dit Régis avant de sombrer dans un sommeil idéal.

La pluie avait cessé lorsqu'ils se réveillèrent..

« -Allez, on va se promener, sinon on va vraiment rien foutre de la journée ! »
Ils partirent donc à pied sur les chemins humides, et traversèrent pratiquement la ville de part en part puisque partant du ponant ils allèrent jusqu'au cimetière, où plusieurs caveaux les surprirent par leur esthétique singulière : suivant l'élan architectural des édifices du front de mer, certaines tombes étaient pyramidales.

Ils se perdirent au retour : en voulant passer par un chemin différent,ils se retrouvèrent, sans savoir comment, enfermés dans le stade dont ils sortirent en escaladant la clôture à un endroit où elle était un peu tordue.

Ils mirent donc deux fois plus de temps au retour de leur promenade qu'à l'aller. Revenant vers le centre ils se dirigèrent vers un milkbar oriental où l'on vendait des zlabias, nourriture certes contestablement diététique mais indubitablement roborative.
« -De toutes façons, dans cette ville, tout est fait pour qu'on grossisse » dit Martine.
« -Il y'a des glaciers tout les cinquante mêtres, et entre les glaciers des marchands de crêpes et de gaufres ! 
-Ose me dire que tu n'aimes pas ça ! Répondit Régis avec un large sourire.
-Ah mais j'assume complètement ! Dit Martine ! D'ailleurs je te le prouverai dès ce soir chez le glacier de ton choix ! »

Le concert de Frederic François fut romantique à souhait. Le chanteur restait fidèle aux trois thèmes principaux de son œuvre, c'est à dire  : l'amour, l'amour et encore l'amour. En sortant ils allèrent dans une pizzeria manger des spaghetti bolognaise.

Puis ils rentrèrent fourbus, épuisés par tant de passion et de sauce tomate. Ils dormirent profondément pendant toute la nuit, et par conséquent s'éveillèrent le lendemain matin dans une forme éblouissante.

« -Aaaaah, mais qu'est ce que c'est que ça ? dit Régis en entrant dans la salle de bains pour se retrouver les deux pieds nus dans une grande flaque d'eau froide.
Martine accourut.
-Il y'a une fuite d'eau autour des toilettes. Ah, regarde là : c'est au niveau du robinet qui remplit la chasse d'eau, que ça fuit.
-Et qu'est ce qu'il faut faire ?
-Probablement changer les joints, c'est pas grand chose.
-Mais comment on fait ?
-Tu ne sais pas faire ça ?
-Ben non, j'ai jamais eu l'occasion...
-De toutes façons on n'a pas de joints de rechange. Attends, déjà il faut couper l'eau pour que je puisse démonter le truc...où est le robinet pour l'arrivée d'eau générale ?
-Heu, sur le palier, je crois. Mais ça va pas couper l'eau chez les voisins ?
-Mais non, voyons ! Passe moi une chaise. »

Elle monta sur la chaise, car le robinet était en hauteur, un peu à droite et au dessus de la porte d'entrée.
« -Maintenant, dit elle, est-ce qu'on a des outils ?
-Oui ! » Dit victorieusement Régis. Et il tira victorieusement d'un placard l'indispensable kit de bricolage Ikea, la célèbre valisette en plastique orange contenant un marteau, deux tournevis et une clef à molette, et qui pouvaient permettre de tirer d'affaire dans 99,9 % des tracas ménagers ne nécessitant pas l'intervention d'un professionnel (par exemple, le kit de bricolage Ikea est absolument inutile en cas d'explosion de chaudière provoquant un trou dans le mur entre ici et chez les voisins à trois heures du matin. Mais pour changer des joints de robinet, ça devait aller.)

Martine dévissa le robinet avec dextérité et la clef à molette.
« -Ouais, les joints sont tout pourris, dit elle.
Elle les retira, et alla les poser sur une feuille de papier avant d'en dessiner les contours au crayon.
-Voilà, comme ça on sait de quel diamètre on a besoin.
-Tu m'épates, dit Régis. C'est nul, mais je n'y aurais pas pensé.
-Reste à trouver des joints ! Dit Martine en souriant.
-Oh, il doit sans doute y'avoir un magasin de bricolage vers Pérols, répondit Régis. On prend la voiture et on y va...
Ils partirent donc un peu au hasard s'embrouiller dans les méandres de la zone commerciale. C'était vraiment le bazar, d'autant plus que les travaux pour l'installation du tramway n’arrangeaient pas les choses, niveau fluidité de la circulation.
-C'est vraiment un bordel innomable ! Dit Régis devant l'absence de marquage au sol, les feux tricolores hors d'usage, la signalisation provisoire peu claire, et les bornes en plastiques qui semblaient plus avoir été balancées aléatoirement que signaler quelque voie que ce soit.
-Hé regarde là bas !  S'écria soudain Martine en montrant une vague direction.  L'enseigne d'un Castorama ! 
-Il doit probablement y' avoir un magasin idoine au pied d'icelle, rétorqua Régis d'un ton didactique.
-Comme tu es beau quand tu dis des choses intelligentes comme ça ! » Dit alors Martine sans la moindre nuance de raillerie dans la voie.

Il restait cependant à atteindre le magasin, ce qui ne s'annonçait pas si facile car il était cerné sur deux côtés par des travaux, et sur le troisième côté par une voie rapide. Des camions poids-lourds encombrant l'entrée principale, ils firent plusieurs fois le tour de l'îlot avant d'apercevoir un grand panneau de contre plaqué portant l'inscription « ENTREE PROVISOIRE » écrite au feutre posca extra-large.

« -Ah ben c'est là ! Dirent-ils enfin en arrivant sur le parking.
Évidemment, pour que ce soit plus amusant, l'entrée du magasin se faisait par une sorte de tente dans laquelle étaient entreposés tout un tas d'articles en promotion, comme des bacs à fleurs en plastique teinté ou des salons de jardin pliants. Martine papillonnait d'un article à l'autre, s'intéressant à tout, lisant les descriptifs...
-Et si on demandait plutôt à un vendeur ? Suggera Régis.
-C'est inutile ! dit Martine. Il suffit d'aller au rayon plomberie et on trouvera tout ce qu'il nous faut . »

Effectivement, et c'était prévisible, ils trouvèrent des quantités effarantes de joints, de toutes les tailles raisonnablement envisageables, et parmi tout ça exactement ceux dont ils avaient besoin.
Lorsqu'ils passèrent en caisse, l'article ne passait pas parce que le code barre avait été mal collé. La caissière dut avoir recours à un mystérieux interlocuteur téléphonique qui lui dicta une série de chiffres qu'elle tapa simultanément, révélant au monde que le sachet de rondelles coûtait deux euros vingt (ce qui n'est pas donné quand on sait qu'ils n'en avaient besoin que de deux).

De retour au studio, Martine remplaça les joints défectueux, revissa le robinet, et réouvrit l'eau.
« -Et si tu en profitais pour nous faire du thé, maintenant que l'eau est revenue ? »  Demanda t'elle à Régis.

Il prit une casserole qu'il remplit et la posa sur la plaque électrique incorporée dans le plan de travail à côté de l'évier.

Ils ne savaient même plus quelle heure il était exactement, Ils se levaient n'importe quand, ils mangeaient absolument à n'importe quelle heure, et tout à fait n'importe quoi. Et c'était bien.

Ils allèrent à Sète, visitèrent le centre régional d'art contemporain, et aussi le musée d' Art Modeste d' Hervé Di Rosa. Les deux valaient largement la visite. Au C.R.A.C ils virent une installation de Wim Delvoye qui sentait très mauvais, et une vidéo dans laquelle Eric Duyckaerts rappait mollement une litanie d'insultes envers Emmanuel Kant (qui s'en foutait très probablement).
Au M.I.A.M on présentait des sculptures pornographiques réalisées en coquillages collés et recouverts de peinture pailletée, et une vidéo où le très créatif Pierrick Sorin faisait sêcher ses chaussettes avec un sèche cheveux.
Ils mangèrent de la paella au bord du canal, servis par une blonde effrontée qui leur servit du Bordeaux avec des glaçons dans des verres à eau.

Et donc Ils firent des kilomètres en voiture, dégustèrent des glaces à tous les parfums qu'on leur proposait, mangèrent des frites dès qu'ils en avaient envie. Ils allèrent dans des arcades jouer à des jeux vidéos. Ils dansèrent dans des discothèques et des fêtes de bord de mer. Ils allèrent au cinéma, au restaurant, ils firent les boutiques. Ils écoutèrent la radio, ils burent des litres de vin. Ils croisèrent plusieurs fois Manitas de Plata. Ils s'étourdirent sur les manèges pleins de lumière et d'électricité à la fête foraine de Palavas. Martine cria et rit dans le train fantôme. Ils allèrent à la plage bronzer presque tous les jours. Ils nagèrent dans la mer, et un peu aussi à la piscine, au centre aquatique « Grand Bleu » un jour où il faisait plus frais. Ils peignirent plusieurs autres tableaux, firent beaucoup la cuisine.

Ils firent aussi l'amour des quantités de fois.

-Hé mais tu as bronzé, toi aussi ! S'émerveilla Martine devant les admirables fesses blanches de Régis.
-C'est la grosse supériorité du bronzage traditionnel sur le nudisme : on voit la trace de la culotte même lorsqu'on n'en porte pas !
-Non, rectifia Martine, la vraie classe c'est d'avoir la marque du T-shirt quand on se balade en débardeur !
Régis riait. « -Alors là oui, c'est vrai que c'est fabuleux, la tête et le cou tout rouges, et les épaules et le haut des bras blancs comme des petits suisses, visuellement c'est beau comme du Malevitch ! »

Régis laissait dégorger le poulpe pendant une heure dans un grand saladier d'eau froide, puis coupait la tête, la retournait, la vidait, ôtait le bec entre les tentacules, et débitait le tout en tronçons épais. Il faisait ensuite bouillir les morceaux dans de l'eau vinaigrée, et quand c'était bien cuit, couvrait le tout d'huile d'olive et d'aïl écrasé, et laissait mariner.
Martine ne trouvait rien de meilleur pour l'apéritif, avec un verre de Manzana glacée.

-Tu sais que depuis qu'on est ici on a mangé trois têtes d’ail chacun, et au moins un litre d'huile d'olive ? Dit Régis en apportant les verres embués sur la terrasse.
-C'est très sain. C'est le régime crétois. Rétorqua Martine du tac au tac, derrière ses lunettes de soleil fantaisie à la monture de plastique rouge cerise.

Après le déjeuner, ils allèrent sur la pelouse au bord du lac pour lire sur un banc, à l'ombre des pins.
Il faisait vraiment très chaud ce jour là et la senteur de la résine était si forte que l'air semblait presque poisseux. Régis était assis, et Martine allongée, sa tête reposant sur la cuisse droite du jeune homme.
Ils étaient tous les deux absorbés dans les romans à l'eau de rose qu'ils avaient trouvés chez le bouquiniste, à deux pas de la place «  Diana, princesse de Galles ».
-Il est bien le tien ? Demanda Régis.
-Oh, ça se lit pas mal, c'est l'histoire de deux femmes qui prennent le Titanic, l'une des deux seulement réchappe au naufrage mais comme ce sont des sosies et que la survivante est amnésique, en fait on ne sait pas vraiment laquelle a survécu.
-Ah ça a l'air bien ! Le mien parle d'une jeune fille qui doit épouser un noble qu'elle n'a jamais vu pour éviter la ruine à son vieux pêre malade, alors qu'elle est amoureuse de son ami d'enfance. Mais je suis sur que l'amour triomphera.
-Je n'en doute pas, répondit Martine. C'est un Barbara Cartland.
Mais Régis ne l'écoutait plus vraiment.
Il ressentait soudain une légère irritation du regard, comme un papillonnement à l’extrême limite de son champ de vision périphérique, accompagné d'un discret bourdonnement d'oreilles.
Il résista autant que possible...puis tourna vivement la tête.
Il ne fut pas assez rapide pour le voir vraiment, mais il entendit nettement, avec la même contrariété que celui qui reçoit un fax professionnel au club med', le "ploc" caractéristique que fait, lorsqu'il retombe, un petit galet en lévitation orbitante à dix centimètres du sol.

-Et merde. Déjà ? Dit il.
Martine se releva, ronchonne elle aussi. Ils retournèrent au studio en traînant les pieds , rangèrent toutes leurs affaires, firent la poussière, passèrent l'aspirateur après avoir replié le canapé-lit, puis ils se changèrent.
Elle sortit de la penderie ses cuissardes, son casque de walkyrie et son baudrier d'amazone,
Il remit son armure flexible et son épée vorpale.

Ils firent alors le geste magique qui ouvre les espaces entre les dimensions, et repartirent vers leur monde dans un halo lumineux, pour quarante-sept autres mornes semaines à défendre des peuples sans intérêt contre des tyrans absolument pas charismatiques, à délivrer des princesses affreusement banales de donjons mal foutus, à décapiter sans joie des dragons déprimants, à découvrir avec flemme des trésors très quelconques, et à parcourir à cheval les plaines démotivantes, les forêts fastidieuses et les palais sans charme de leur vie ordinaire.

18.5.11

Un air d'honnête mêre de famille. (une assez brève histoire de cul)

Chaque fois que Sam croisait Anita, elle le rendait complètement fou. Non pas qu’elle eut un air particulièrement aguichant, car ses yeux aussi beaux qu'ils soient, étaient un peu lourds, un peu voilés, comme si elle traversait la vie avec placidité sans trop se poser de questions. Peut-être même était elle un peu bête ?
Elle semblait complètement inconsciente de l’effet qu’elle lui faisait. Elle ne s’arrêtait pas quand il se retournait sur son passage. Elle ne le regardait qu’à peine, pas plus qu’une affiche au mur, ou quelques herbes poussant entre les pavés.
Ou bien masquait elle sous une innocence de façade, cet air d’honnête mère de famille, derrière ce vague sourire de politesse, une insondable perversité, jouant à éveiller le désir de Sam justement en ne lui cédant rien, pas même le hasard d'une oeillade, pas même un discret salut, non, pas même le plus léger signe qui lui aurait fait signifier "je vous ai reconnu" ?

Il se perdait en conjectures mais plus il pensait à elle, avec ses hanches un peu lourdes, avec cet air de rien ,avec cette démarche détendue, parfaitement détendue, comme dégagée de toute pesanteur morale, et plus son désir augmentait.
Bientôt il ne put tout simplement plus la croiser sans bander.

Etait-elle si naïve, lorsqu'elle traversait la rue, pour ne pas se rendre compte qu'elle laissait derrière elle un sillage qui traînait littéralement Sam par le bout du nez ? Un parfum aromatique et sensuel, d'une totale crudité, plus impudique encore que si elle lui avait soudain exhibé son sexe au visage.
Sam faillit même un jour oublier toutes les convenances et la suivre sans réfléchir, il était déjà au bord du trottoir mais un bus passant à vive allure l'avait faite disparaître de sa vue, suffisamment longtemps pour qu'elle eut pris la fuite.

Et puis Sam n'y tint plus : elle l'obsédait désormais continuellement. Il ne pensait qu'à elle. Il la cherchait partout, croyant la reconnaître au détour de chaque rue. Il lui semblait saisir de fugaces bouffées de son parfum comme-si, où qu'il aille, elle l'avait précédé de quelques minutes. Il maigrissait de jour en jour, languissant après un fantasme insaisissable déguisé en bobonne insipide.
Et lorsque ce jour-là, il la vit, de l'autre bout du square, elle était plus désirable que jamais.
et elle leva les yeux vers lui.
et elle le regarda droit dans les yeux.
Sam bondit brusquement. La poignée de sa laisse s'échappa des mains de sa maîtresse : sans perdre de temps il galopa à travers la pelouse, traversa le bac à sable et bondit sur la chienne. Et là, langue pendante, dans un état de béatitude absolue, il la niqua frénétiquement devant tout le monde.

Easy Listening




Qu'il me plairait parfois d'être riche à millions
D'avoir une villa sur la côte landaise
Et d'y donner souvent de folles réceptions
Tandis qu'au loin la mer attaque les falaises

Danser modérato - des filles en pantalon
Onduleraient au son de musiques anglaises
On boirait du champagne et cocktails à foison
De tous mes invités pas un qui ne me plaise

Épuisés on irait s'asseoir sur la moquette
Et refaire le monde en un rond de fumée
Et peu m'importerait qu'on tache une carpette !

Au matin vacillant mais toujours éveillé
J'irais en smoking blanc avec satisfaction
Énerver mes voisins de ma prétention !

un jour après




Avoir le souffle coupé
Le matin dès le réveil
Dans les rayons de soleil
Dès le petit déjeuner

Nu en pied dans le miroir
Se voir comme la première fois
Sans poils ni cheveux se voir
Blanc propre à n'y croire pas

Se pencher à la fenêtre
Sur un monde halluciné
Penser qu'il y a peut-être
Quelque chose qui s'est passé

Descendre alors dans la rue
N'y voir que des inconnus
Un peu décontenancés
Ne pas oser leur parler

Alors comprendre d'un coup
Que le jeu est terminé
Qu'on est arrivés au bout
Alors ne plus s'inquiéter.



10.5.11

La Destruction de Gomorrhe



Il y a des choses étranges qui se passent pendant les guerres. Tous les jours, me direz-vous, mais pendant un conflit, c’est… comment dirais-je ? C’est comme si l’étrangeté était amplifiée par les échos sinistres et meurtriers qui découpent l’horizon de la peur. Cela peut tenir de l’univers des fables – lesquelles sont souvent tissées de violence – à cette nuance près qu’il paraît malaisé de tirer des morales dans un contexte qui en semble à ce point dépourvu – sinon celle de l’héroïsme et de l’abnégation. Et voilà des vertus dont on peut espérer qu’elles soient un jour inutiles.
L’agneau dormant entre les pattes du lion est une fable qui prête à sourire : on devine combien le sommeil du plus faible doit être agité. Et je n’oserais appliquer au récit qui suit une telle image, car cela se passe en un temps où la réduction de certains êtres au rang d’animal inférieur ne tenait en rien de la littérature – et surtout pas de la fable.
Johann von Rimstel était un officier allemand de la vieille école et d’antique tradition. Un peu trop jeune pour avoir connu personnellement l’humiliation de la défaite, en 1918, il avait eu sa jeunesse pour rêver du jour où l’Allemagne se redresserait. Sans croire dans le mirage frêle de Weimar ni dans les vociférations de celui qu’il prenait pour un clown sans talent, il n’adhéra à aucun parti et choisit de gravir patiemment les échelons de la hiérarchie de cette minuscule armée concédée à l’Allemagne par le détestable traité de Versailles. Il observa, ironique, la montée du fascisme, moquant autant les gesticulations frénétiques des nazis que l’incapacité où se trouvaient les autres forces politiques, allemandes et étrangères, d’enrayer cette ascension.
Par-dessus tout, von Rimstel était amateur de peinture, tout particulièrement de ce mouvement expressionniste que Hitler et les siens semblaient à ce point détester. Peu sensible aux préjugés qui, dans son pays, prenaient pourtant une consistance sans cesse plus inquiétante, au demeurant peu conscient de la réelle portée de ce danger montant, il fréquentait les peintres qui, juifs pour la plupart, illustraient cette école que d’aucuns – qualifiés d’abrutis par von Rimstel – déclaraient un art dégénéré.
 


C'est ainsi qu'il rencontra, par l'entremise d'une éphémère maitresse occasionnellement modèle, dans une chambre miteuse, l'excentrique et fiévreux Jacob Von Machin, au moment où celui-ci achevait une toile qu'il pensait être son chef-d'œuvre, l'aboutissement de ses recherches plastiques, un tableau qui allait révolutionne l'histoire de la peinture, la fin du cycle des "malédictions divines",ou l'anecdote biblique servait de prétexte à une satire aiguë de l'époque, bref, il donnait les dernières touches à  "La destruction de Gomorrhe".

" -C'est absolument passionnant ! " dit Pamela, un tout petit peu trop fort pour l'ambiance tamisée du luxueux restaurant où ils dinaient ce soir là.
Ce qu'elle admirait avant tout chez Eraldo, (outre son physique d'athlète et ses invraisemblables capacités au pieu) c'était son immense culture dont il la régalait au cours de longs monologues qu'elle suivait béatement en hochant la tête de temps en temps avec un sourire évasif.
"- Et il est mort comment ?
- Très connement, en fait !" Dit Eraldo, tandis qu'on leur versait un autre verre de vin. "En plein cœur de la guerre, craignant pour sa collection, il tenta de fuir l'Allemagne avec les plus belles pièces, mais fut pris dans une embuscade à la frontière belge par des contrebandiers qui se plantaient complètement de cible, et se fit abattre sans sommation au milieu de ses tableaux soigneusement emballés. Y'avait du sang partout, une horreur.
-C'est affreux.
- Oui, enfin, lorsque les criminels ont vidé sa voiture, ils ont été relativement déçus. Eux qui s'attendaient à des cigarettes et de l'alcool, se retrouvaient avec une douzaine d'hallucinations fiévreuses sur toile de lin, rehaussées de larges flaques d'hémoglobine.
Naturellement, sur le dessus de la pile trônait « la destruction de Gomorrhe », avec son cadre en bois doré à la feuille.
-Ahah." Dit Pamela en remettant discrètement en place, d'un doigt subtilement passé dans l'échancrure de son décolleté, la bretelle droite de son soutien-gorge qui s'était mal mise et lui cisaillait légèrement l'épaule.
"-C'est sans doute le cadre qui a attiré l'attention, car les autres tableaux ont été abandonnés sur place et furent irrémédiablement perdus, alors que celui là, fut ramené comme butin, un peu pitoyable certes, mais c'était mieux que rien, par l'un des meurtriers, qui en confia le nettoyage à sa cousine, une étudiante aux beaux arts de Bruxelles.
Dès le lendemain leur groupuscule fut démantelé suite à la dénonciation d'une vieille voisine très observatrice.
- La saloooope !" Dit Pamela, faisant tourner deux ou trois têtes, poliment intéressées. "Et la jeune fille ?
- Elle eut le temps de nettoyer entièrement le tableau, avant que son immeuble n'explose à cause d'une fuite de gaz. Par chance, elle s'était faite cambrioler le soir même.
Le voleur, avant d'être emporté par une pneumonie fulgurante, eut le temps de déposer le tableau chez Jean-Michel Pichnemouille  un prêteur sur gages, lequel eut les honneurs de la presse quelques semaines plus tard lorsque sa femme Véra, le soupçonnant avec raison d'entretenir une liaison adultérine avec leur voisine Bozena Odradek, lui fracassa le crâne dans un élan de rage
avec une statuette de poney en bronze, avant de se teindre en blonde, de jeter dans sa valise tous ses bijoux, et quelques objets de valeur, dont le fameux tableau, et de fuir vers les états-unis d'Amérique dans le but d'y mener la vie romanesque d'une capiteuse aventurière.

- Hiiiii, c'est excitant !" Gloussa Pamela.

"- Hélas, reprit Eraldo, son avion s'écrasa sans laisser de survivants, en plein sur la propriété californienne de Waldo Love, le célèbre chanteur de charme, et pour être plus précis sur Waldo Love, qui bronzait avec insouciance au bord de sa piscine en forme de cœur.
Ce fut évidemment le drame pour les milliers de groupies de l'artiste, qui affluèrent bientôt vers le lieu du désastre comme en pèlerinage, pour y glaner en pleurant les décombres tragiques du décès inattendu de leur idole.

C'est Maria-Dolores de Vasconsuelos, une jeune immigrée portoricaine, qui découvrit le tableau, à peine endommagé, parmi les hibiscus.

Elle le ramena chez elle serré contre son cœur en sanglotant en espagnol.
Ce jour là, en rentrant du boulot, son mari lui offrait un aspirateur flambant neuf, du tout dernier modèle : Elle meurt décapitée accidentellement.
Avant d'être inculpé – sur un malentendu – d'homicide au premier degré, le mari éploré aura le temps de transmettre le tableau au père McDonaghal, le curé de leur paroisse, en hurlant « EL DIABLO ! EL DIAAAABLO ! »

Eraldo s'était dressé d'un coup et tendait sa main droite crispée vers le ciel (en l'occurrence, vers le plafond du restaurant où les conversations s'étaient franchement interrompues. Une dame le regardait pétrifiée, la bouche ouverte, sa fourchette suspendue en l'air, un chou de bruxelles piqué dessus).

Pamela se cramponnant des deux mains au bord de leur table, Eraldo continua:
"- Convaincu des propriétés maléfiques de la toile, le prêtre décide de pratiquer un exorcisme : il entreprend de repeindre, sur le tableau,en rinçant ses pinceaux dans de l'eau bénite, un motif saint et innocent, afin de neutraliser les ondes négatives de la peinture maudite. Il demande à sa voisine, Mme Dorothy Wiggins, une honnête mère de famille de 48 ans, de lui confier sa chatte Mirabelle, qui vient d'avoir des chatons.
Il dépose la portée dans un ravissant panier en osier et réalise un portrait admirable tout en nuances de rose, agrémenté de pâquerettes et de marguerites.
Hélas ! Bien qu'ayant déjà remporté deux fois le concours paroissial de peinture animalière, le talent du père McDonaghal ne suffit pas :
Mirabelle et ses cinq petits, sans exception se feront broyer par un poids-lourd sous les yeux effarés de la famille Wiggins, tandis que quelques mois plus tard, dans un souci de se rapprocher de ses ouailles les plus jeunes, Jacinto McDonaghal expérimente le LSD, avant de se jeter tout nu du clocher de l'église en chantant « Let the sunshine in ».

- Quelle histoire épouvantable ! Pauvres chatons !" Dit Pamela les larmes aux yeux.
"- Votre dessert, madame" dit le garçon en déposant devant elle une girandole de fraises mi-cuites façon Pompadour dans tous ses états a la nage d'écrevisses flambées au coulis de manioc.
"- Merci, jeune homme. Mais dites moi, Eraldo, dit elle la bouche pleine de chantilly, que s'est il passé, ensuite ?"

Lui, il avait commandé des huitres.
"- Hé bien, slup, figurez vous, slurp, que le successeur du prêtre (avant d'être impliqué dans une sinistre histoire de ballets roses), réunit les quelques effets personnels de son prédécesseur, et les offrit à la dame patronnesse afin qu'elle les distribue aux pauvres. Ce qu'elle fit, sauf pour le tableau, qu'elle trouva adorable et accrocha au dessus de sa propre cheminée.
Deux mois plus tard, elle était expropriée et jetée à la rue comme une malpropre par un promoteur énergique qui voulait faire raser le quartier pour y construire un centre commercial, un terrain de golf et des immeubles de standing. Elle sombre dans la dépression et l'alcoolisme et finit comme une épave sordide dans un hospice malpropre, et vice versa, ici même, à San Craignolo.
- Comment ? Ici même ?
- Oui, Paméla. Sachez que je suis le petit fils de Jacob Von Machin, et depuis près de trente ans, je parcours le monde de brocante en vide-grenier à la recherche du chef-d'œuvre maudit de mon grand pêre, afin de le détruire, pour mettre fin à cette malédiction. J'ai déjà décapé des centaines de tableaux, avec un coton-tige trempouillé dans du white-spirit, mais, si ma quête est restée vaine jusqu'aujourd'hui, je sens confusément que je me rapproche du but !"
Paméla étouffa un cri :
"- Mon dieu, Eraldo ! Ma grand mère, qui n'a jamais quitté cette ville, possède justement dans son living-room une adorable peinture de chatons mignons dans un panier !"
Dans le restaurant, c'était la panique: chacun se souvenait qui d'un calendrier des postes, qui d'un baromètre en plâtre polychrome, qui d'un canevas phosphorescent, lesquels ornaient triomphalement les intérieurs cossus de la haute bourgeoisie locale !
Eraldo se leva d'un coup et saisit Pamela par le bras.
"- Il est peut-être encore temps de la sauver !" S'écria t'il.

Après avoir bondi dans la Ferrari rouge d'Eraldo,Ils se garèrent devant chez l'aïeule en dérapant en diagonale sur trois places pour handicapés, puis Eraldo défonça la porte d'un coup de pied.
"- Mais que se...demanda la grand-mère, avant de se faire plaquer sur la moquette par Pamela, tandis qu' Eraldo détruisait l'ensemble du mobilier au lance-flammes en hurlant « CHATONS ! CHATOOOOONS !!! »
- Tu me remercieras plus tard," souffla Paméla à l'oreille de son ancêtre.

Elle éclata d'un rire au jojoba dans la tiédeur de l'air vespéral, Eraldo et Pamela s'embrassèrent à langue-que-veux-tu devant les ruines fumantes, avec la satisfaction d'avoir sauvé le monde.

Pendant ce temps, l'hystérie se propageait : On brûlait ce qu'on adorait hier, et les presse-papiers, les aquarelles décoratives, les couvercles de boite de chocolats soigneusement découpés, les housse de couettes, et tout autre support que le génie de l'homme avait pensé à décorer de chatons finissait dans les flammes, ou (plus prosaïquement) au vide-ordures.

Mais, peut-être que nos héros sont trop optimistes, peut être que, quelque part, il reste, sur le mur innocent d'un cabinet de toilette rose, dans un cadre doré, la peinture émouvante d'un panier de chatons entouré de fleurs ! Peut être même chez vous ! Sur le mur, là ! Derriere Vous ! Attention ! Il faut le détruire ! Aaaaaaah !!!!!



le manuscrit s'interrompt ici.




(ce texte, basé sur un début de Vincent Engel, avait été écrit pour le concours de nouvelles "achève-moi". Bizarrement, j'ai pas gagné ! ^^)