Martine sortit des flots comme Vénus de l’onde, belle comme une déesse grecque et à peine moins bien roulée, car, soyons objectifs, il y’ avait bien au dessus du bikini rouge à pois jaunes un sympathique petit bourrelet qui débordait discrètement, mais il était si adorable que Régis aurait pu passer des heures à le palpouiller en disant “couicouicoui” pendant qu’elle glousserait comme une idiote.
Il était allongé sur sa serviette de plage, et cherchait avec un air concentré un nom de fleuve sibérien en quatre lettres. Elle trottina furtivement parmi les parasols et les châteaux de sable et vint soudain lui coller dans le dos la masse ondoyante de son épaisse chevelure auburn, néanmoins toute dégoulinante d’eau froide. Il poussa un grand cri en envoyant balader ses mots fléchés, puis se retourna vivement, la faisant rouler dans le sable en riant.
« -Cagole ! » lui dit il
« -Chouchous ! Beignets ! Boisson fraiches ! » hurla le marchand ambulant qui poussait une carriole rouge juste à la lisière de la plage.
« -Oh ! des beignets ! » dit Martine avec ravissement. Et, piochant son porte-monnaie dans son cabas en paille, elle s’élança entre les enfants qui jouaient au ballon et les retraités avachis au soleil.
Quelques instant plus tard, ils avaient tout les deux la figure pleine de sucre en poudre, et dégustaient avec délices les friandises fourrées de compote de pommes.
Martine et Régis étaient arrivés à la Grande Motte le matin même: jetant leurs affaires en désordre dans le minuscule studio de location, ils s'étaient tout de suite changés pour aller à la plage.
En longeant le canal entre l' étang du Ponant et le bord de mer, ils avaient vu un ragondin et quelques gros poissons dans l'eau vaseuse. Les traditionnelles mouettes anormalement bien portantes des stations balnéaires (elles se nourrissaient principalement de frites grasses et de cornets de glace renversés) poussaient leurs grands cris bêtes en sillonnant le ciel d'un bleu enthousiasmant.
Ils avaient étalé leurs rabannes du côté de la petite digue, là où les pécheurs s'installaient toujours, et s'étaient enfin allongés, absolument épuisés par le perspective de n'avoir rien à faire pendant des journées entières.
Ils déjeunèrent ensuite dans un snack du bord de mer, aveuglés de soleil face aux vaguelettes vert émeraude, d’un kebab en assiette avec des frites et de l’aïoli pour Régis, tandis que Martine commanda une petite salade verte pour faire genre “je mange équilibré”. On lui présenta un saladier pour quatre personnes rempli à ras bord, avec des oeufs durs, des anchois, des olives noires, des quartiers de tomates et la quantité de vinaigrette qu'on pouvait raisonnablement espérer préparer avec une demi-bouteille d'huile d'olive. Elle fit mine d'être effarée, mais alla jusqu'à saucer le saladier quand elle eut tout fini.
« -Il faut attendre une heure après manger avant de retourner se baigner », dit doctement Régis, reposant la tasse de café qui aidait à lui remettre les idées en place après le pichet de rosé, et croisant les mains sur son ventre repu.
« -Si tu veux, on peut aller faire des courses...
-Oh oui, c'est une excellente idée ! Je veux des sandales, et une autre robe ! »
Il y' avait un Auchan à quelques kilomètres. Ils garèrent leur voiture (une Austin bleu marine dont l'intérieur sentait la moquette poussiéreuse ) le plus loin possible de l'entrée, pour avoir le plaisir de traverser l'immense parking à pied, humant le bitume surchauffé par le soleil d’août et les gaz d'échappement.
Martine remplissait rapidement son caddie. Outre des sandalettes en plastique rouge cerise, elle s'était acheté une paire d'espadrilles en tissu marin à semelles compensées, et aussi d'élégantes tongs en mousse noire. Elle prit aussi deux robes de plage identiques, mais de couleurs différentes, une jaune paille et l'autre d'un indigo éteint, et un paréo fuchsia décoloré façon tie-and-dye qu'elle imaginait déjà flottant négligemment sur ses hanches bronzées.
Ils achetèrent aussi de la crème solaire qui sentait bon la vanille, et d'autres serviettes de plage, plus grandes et plus jolies que celles qu'ils avaient. Et puis des coton-tiges, à cause du sable qui restait dans les oreilles. Et puis du gel douche, parce qu'ils avaient oublié s'il y' en avait ou pas au studio. Et des bougies à la citronnelle, contre les moustiques. Et des maquereaux. Et du pain. Et des spaghetti. Et du chocolat. Et du vin rouge. Enfin, tout le nécessaire, quoi.
La caissière émettait des « bips » à intervalles réguliers, en passant leurs articles devant le scanner.
Elle s'appelait Nathalie, comme l'indiquait le badge accroché à sa jolie blouse, et ses cheveux plats châtains cendrés étaient séparés d'une raie au milieu parfaitement rectiligne. Coquette, elle portait en outre un vernis à ongles bleu ciel nacré, extrêmement sophistiqué quoique légèrement écaillé.
Martine l'avait détaillée avec admiration pendant les dix-sept minutes de la file d'attente.
Chez le marchand de Journaux, Régis prit d'autres albums de mots fléchés, et un livre de poche, un truc branché, un roman de Henri Troyat. Martine snoba les magazines de mode qui ne l'intéressaient pas vu qu'elle était déjà à la monde de dans deux ans, partant du principe que « quand un vêtement ne va avec rien, c'est qu'il va avec tout », et elle prit plutôt un truc avec « Linux » dans le titre. Elle n'avait absolument aucune idée de ce qu'était Linux, mais c'était écrit tout petit, et ça avait l'air tellement passionnant !
Et comme Régis n'avait pas de lunettes de soleil, ils passèrent un long moment dans une boutique de la galerie marchande à essayer plusieurs modèles. Régis était un grand garçon blond au visage plutôt rond : les montures trop couvrantes étaient catastrophiques, et les verres trop petits le faisaient ressembler à une version débonnaire de Ranxerox. Ils hésitèrent donc longuement, jusqu'à ce qu'une vendeuse aux idées judicieuses leur propose une élégante paire aux verres rectangulaires sertis dans une large monture en acétate noir mat.
« -Ah ! En plus elles sont vraiment confortables ! » dit il, ravi. Et il les garda sur le nez.
Ils retournèrent passer la fin d'après midi sur la plage. Elle inaugura son paréo tout neuf. Ils s'oignirent copieusement de monoï, allèrent batifoler dans les vagues en répandant autour d'eux des auréoles grasses et irisées, un peu comme des pétroliers qui dégazent, puis retournèrent s'allonger sur leurs serviettes neuves, et s'oignirent à nouveau mutuellement. Et ils mangèrent d'autres beignets aux pommes.
Vers 19h Ils en eurent assez de ne rien faire du tout. Ils regroupèrent leurs affaires et retournèrent au studio.
Ils retrouvèrent alors les trésors dont ils avaient rempli le frigo.
Pendant que Régis vidait les maquereaux, Martine éplucha quelques gousses d’ail qu'elle pila avec des feuilles de menthe fraîche et un peu de sel dans le mortier en bois qu'elle avait trouvé dans le placard de la kitchenette. Elle délaya ensuite le tout dans une généreuse rasade d'huile d'olive, et cela fit une savoureuse sauce dont elle nappa les spaghetti lorsqu'ils se mirent à table.
« -C'est le genre de plat qui se mange à deux, ou alors pas du tout ! » Dit Régis en servant le vin. Du vin rouge, naturellement.
Ils dînèrent sous les étoiles, sur la terrasse, en écoutant Radio Classique, où passait une œuvre pour violoncelle de Gabriel Fauré.
Lorsqu'ils eurent fini la bouteille, ils étaient un peu ivres et jouèrent à reconnaître les constellations, ce qui était d'autant plus drôle qu'ils n'y connaissaient rien et inventaient n'importe quoi.
Ils dormirent comme deux masses dans le canapé-lit, ronflant comme des bienheureux.
Le lendemain, il y' un peu de vent. Ils s'étaient levés tellement tard qu'il était déjà le début de l'après midi lorsqu'il finirent de boire leur café et de manger leurs tartines de confiture de myrtilles.
Ils n'eurent pas le courage d'aller jusqu'à la plage, devinant que le vent devait très probablement y soulever d'énormes nuages de sable qui viendraient s'insinuer dans leurs narines et entre leurs dents, et préférèrent installer leurs serviettes sur la pelouse près du lac, à deux pas du club d'aviron.
Ils étaient installés depuis quelques instants, lorsque Martine, allongée à plat ventre, leva les yeux, se sentant observée.
Il y' avait à moins d'un mètre un canard qui la regardait d'un air indéchiffrable. Après de lui, sa femelle semblait plus circonspecte.
« -Hé, regarde ! » dit Martine à Régis qui somnolait les mains croisées sur le ventre. Il avait gardé son T-shirt parce qu'il avait un peu froid.
Il ouvrit les yeux, et tendit le cou, assez pour voir les deux canards à l'envers.
« -Huhu ! » Dit il.
Les canards les regardaient d'un air hésitant, puis, d'une démarche digne, ils commencèrent à les contourner, avec cet air snob qu'ont souvent les col-verts, surtout les mâles, car la femelle du col-vert n'a justement pas le col vert, et par conséquent fait moins sa prétentieuse.
Après les avoir dépassés, les canards les dévisagèrent à nouveau avec insistance, puis continuèrent leur chemin. Ce n'est que quelques minutes plus tard que Régis constata qu'ils avaient feint de s'en aller pour pouvoir mieux revenir par l'autre côté !
En fait, le couple de canards leur tourna autour une bonne partie de l'après midi.
Martine suspecta que les deux volatiles, habitués aux pique-niques, devaient attendre l'hypothétique survenue des sandwiches et de leur cortège de miettes pour venir quémander en cancanant. Hélas pour eux, Martine et Régis n'avaient pas apporté de collation. Et ce point lui fit penser que, justement, elle grignoterait bien un truc, et qu'il devait par conséquent n'être pas loin de seize heures.
Elle fouilla dans son sac pour y trouver sa montre. Sa conclusion était exacte. Elle avait envie de brochettes.
« -Tu vois c'est ça qui est merveilleux à la Grande Motte, dit elle à Régis tandis qu'ils sortaient de la supérette Casino du centre ville. Outre l'architecture et le fait que tout soit extrêmement pratique, on peut de surcroît tomber au détour d'une rue sur une aussi grande vedette que Manitas de Plata ! »
Elle admirait sincèrement cet artiste qui savait vivre dans la simplicité bien qu'il ait été l'un des plus grands vendeurs de disques de flamenco au monde, même si les puristes lui reprochaient son autodidactisme et le manque d'académisme de son parcours de musicien.
« -Mais quand on a la passion,le talent, j'irai jusqu'à dire : le génie, est-ce qu'on a vraiment besoin de prendre des cours ? S'enflammait elle.
-Sans travail un don n'est rien qu'une sale manie », dit Régis en paraphrasant Georges Brassens, pour taquiner Martine et aussi parce que, d'un guitariste à l'autre, il avait fait une association d'idées.
« -D'ailleurs tu sais, c'est pas tellement loin, Sête, non plus. On peut y aller, si tu veux, aussi. Il y'a deux musées d'art contemporains vachement intéressants. Et on pourra manger des tielles. C'est délicieux, c'est un genre de petites tourtes avec du poulpe dedans...
-Oh oui, ça serait bien ! » Répondit elle, sans qu'on puisse savoir si l'art où le poulpe l'enthousiasmait le plus.
C'est alors qu'ils passèrent devant une affiche annonçant le passage de Frédéric François dans les arènes de Palavas.
« -On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? On y va ? » furent les seuls mots que fut capable de prononcer Martine, en trépignant, lors du quart d'heure qui suivit. Le concert était le surlendemain, et l'on pouvait acheter des places un peu partout. Régis accepta.
En attendant ils étaient de retour au studio, et s' adonnèrent à l'art subtil de l'enfilage de cubes de viande sur des piques en bambou, en ayant soin d'intercaler de petits carrés de poivron vert et des quartiers d'oignons.
Ils firent griller le tout sur le barbecue électrique de leur minuscule terrasse, firent une salade de tomates pour accompagner et dînèrent à dix-sept heures trente.
Régis alla ensuite prendre une douche. Lorsqu'il eut terminé, il s'installa tranquillement pour sécher, tout nu dans un transat, en lisant le journal.
Martine se savonnait les seins avec énergie en chantant très fort une chanson de Nolwenn Leroy.
« -Histoire naturelle, mon histoire est celle d'une espèce en voie d’apparition !
Régis entra dans la salle de bains.
-J’adore cette chanson ! lui dit elle à travers le rideau de douche.
-Si on allait au cinéma,ce soir ? Lui répondit il. Y’ a une rétrospective Chantal Akerman au « Diagonal » Ils jouent “Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles”.
-Oh, formidable ! » S’exclama Martine, qui ne l’avait jamais vu.
Ils allèrent donc passer la soirée à Montpellier.
Après avoir résolu le problème du stationnement en garant leur voiture dans le parking souterrain du Polygone, ils allèrent jusqu'au cinéma à pied, ce qui faisait quand même une petite trotte, mais ils s'en foutaient car il faisait beau, il faisait bon, la vie était belle et ils s'aimaient.
Après avoir reçu un ticket mauve d'une caissière placide, ils s'installèrent dans les moelleux fauteuils pliants en velours rouge, pile au milieu de la salle vide. Martine posa sa tête sur l'épaule de Régis en attendant que le film commence.
Ils regardèrent Delphine Seyrig vaquer aux taches ménagères, se prostituer, commettre un meurtre.
Martine s’enthousiasma pour les longs passages où la comédienne épluchait des pommes de terre. En sortant de la salle, elle était toute effervescence.
« -Il faut des chips ! Il faut absolument qu’on mange des chips ! »
Ils se précipitèrent dans une épicerie de nuit et achetèrent plusieurs paquets, largement trop chers, et les ramenèrent dans leur canapé-lit. Ils s'empiffrèrent goulument.
« Tu as la marque du maillot ! » dit Régis en lui enlevant sa culotte, révélant deux fesses pâles , puis ils firent l’amour parmi les miettes huileuses et le sel , en glapissant des trucs saugrenus comme :
« -Oh oui ! dis moi des choses érotiques en castillan !
- Voy a comer tu ropa interior ! »
Le lit faisait de grands “BOUM-BOUM” contre le mur. Ils ne s’étaient même pas brossé les dents.
Les voisins leur lancèrent de lourds regards plein de réprobation morale, qu’ils ignorèrent avec une bonne santé réjouissante, lorsque, le lendemain matin, ils partirent en promenade, lui en short blanc, polo vert et espadrilles, elle vêtue d’une robette de tenniswoman rose vif, et des fameuses sandales rouges.
« -C'est vraiment une actrice magnifique, dit Martine, en repensant au film de la veille.
-C'était. Répondit Régis. Elle est morte depuis des années, je crois bien qu'elle avait le cancer.
-Ah . » Dit Martine, et elle resta silencieuse quelques instants.
Puis elle reprit.
« -Et elle a joué dans quoi d'autre ?
-Oh, tu sais je ne suis pas tellement cinéphile, mais elle je l'ai aussi vue dans « l'année dernière à Marienbad » d'Alain Resnais, et puis naturellement dans Peau d’Âne.
-Ah elle joue dans peau d’Âne ? Mais je ne l'ai pas reconnue...dit Martine, incrédule.
-Pourtant elle est difficile à manquer, c'est elle fait la fée foldingue ! Celle qui arrive avec un hélicoptère à la fin...certes c'est un peu moins austère que les pulls gris de Jeanne Dielman.
-Et c'est quoi, le truc sur Marienbad, là, dont tu parlais ?
-Oh, c'est difficile à expliquer...Vraiment très très particulier. Un peu...tu peux imaginer un peu comme un film d'épouvante mais sans les scènes d'horreur. On croit toujours qu'il va se passer quelque chose, et en fait non. Mais plastiquement c'est somptueux, dans un noir et blanc magnifique. Si je le trouve en DVD je te le ferai voir. »
Leur promenade tourna court : le ciel se couvrait soudain de plus en plus. Ils coururent sous le ciel gris plomb et les premières grosses gouttes leur tombèrent dessus alors qu'ils arrivaient sur le parking de la résidence.
Ils montèrent les deux étages en riant, et, à peine la porte refermée, enlevèrent leurs vêtement mouillés et les étalèrent sur des chaises pour qu'ils sèchent.
Ils avaient acheté dans une boutiques de fournitures pour les beaux arts de quoi faire de la peinture. Des cartons entoilés, de grands tubes d'acrylique des couleurs primaires, quelques pinceaux de plusieurs tailles.
Bizarrement, ils avaient du faire deux fois le tour de la ville pour trouver des crayons gris.
Au vu du temps mitigé, ils décidèrent d'en profiter pour laisser s'exprimer leur créativité, et comme deux enfants, s'installèrent chacun d'un côté de la table avec un petit gobelet pour l'eau et du sopalin pour essuyer les pinceaux.
Martine, très rigoureuse, commença son tableau en traçant des traits à la rêgle dans tous les sens, reportant de mystérieuses distances avec un compas. Elle allait manifestement se lancer dans un all-over très inspiré de Vasarely.
Régis avait une approche esthétique plus proche de celle de Georges Mathieu. Ils prépara un fond d'un beau rouge velouté, puis s'élança en arabesques calligraphiques jaunes, noires, et blanches, dans une improvisation free-style assez dynamique.
Il eut naturellement fini bien avant Martine, qui préparait soigneusement ses nuances de bleu foncé, violet, indigo, et orange.
Pendant qu'elle appliquait ses couleurs, en prenant bien soin que la trace du pinceau ne soit pas visible, il prit un autre carton vierge et réalisa une explosion florale exubérante, assez kitsch il faut dire, quoique plutôt réaliste, avec de grands iris jaunes, des glaïeuls rouges et des fleurs de pavot dessinés à grands traits nets dans ce qui semblait être un vase rustique en terre cuite. Pour le coup, on aurait plutôt dit un Bernard Buffet,mais dans un genre nettement plus désinvolte que le vrai.
Ni elle ni lui ne réalisa de chef-d’œuvre impérissable, mais c'était suffisamment décoratif pour être accroché au mur sans rougir, et puis comme hobby ça n'était pas plus con que de faire du point de croix ou tresser des scoubidous.
« -Ah, tiens, on n'a pas mis la radio ! » dit soudain Régis.
En fait, le bruit de la pluie leur suffisait.
« -Je suis épuisé ! Dit Régis en s'allongeant dans le canapé-lit, pour y faire une sieste voluptueuse.
-Je finis et je te rejoins ! Répondit Martine. Elle tirait la langue pour colorier avec application ses petits carrés.
-Voi-là ! » Dit elle. Et elle vint se blottir contre lui, en chien de fusil.
Ils respiraient paisiblement, l'un contre l'autre.
« C'est assez fascinant de voir à quel point, moins on en fait, moins on a envie d'en faire », se dit Régis avant de sombrer dans un sommeil idéal.
La pluie avait cessé lorsqu'ils se réveillèrent..
« -Allez, on va se promener, sinon on va vraiment rien foutre de la journée ! »
Ils partirent donc à pied sur les chemins humides, et traversèrent pratiquement la ville de part en part puisque partant du ponant ils allèrent jusqu'au cimetière, où plusieurs caveaux les surprirent par leur esthétique singulière : suivant l'élan architectural des édifices du front de mer, certaines tombes étaient pyramidales.
Ils se perdirent au retour : en voulant passer par un chemin différent,ils se retrouvèrent, sans savoir comment, enfermés dans le stade dont ils sortirent en escaladant la clôture à un endroit où elle était un peu tordue.
Ils mirent donc deux fois plus de temps au retour de leur promenade qu'à l'aller. Revenant vers le centre ils se dirigèrent vers un milkbar oriental où l'on vendait des zlabias, nourriture certes contestablement diététique mais indubitablement roborative.
« -De toutes façons, dans cette ville, tout est fait pour qu'on grossisse » dit Martine.
« -Il y'a des glaciers tout les cinquante mêtres, et entre les glaciers des marchands de crêpes et de gaufres !
-Ose me dire que tu n'aimes pas ça ! Répondit Régis avec un large sourire.
-Ah mais j'assume complètement ! Dit Martine ! D'ailleurs je te le prouverai dès ce soir chez le glacier de ton choix ! »
Le concert de Frederic François fut romantique à souhait. Le chanteur restait fidèle aux trois thèmes principaux de son œuvre, c'est à dire : l'amour, l'amour et encore l'amour. En sortant ils allèrent dans une pizzeria manger des spaghetti bolognaise.
Puis ils rentrèrent fourbus, épuisés par tant de passion et de sauce tomate. Ils dormirent profondément pendant toute la nuit, et par conséquent s'éveillèrent le lendemain matin dans une forme éblouissante.
« -Aaaaah, mais qu'est ce que c'est que ça ? dit Régis en entrant dans la salle de bains pour se retrouver les deux pieds nus dans une grande flaque d'eau froide.
Martine accourut.
-Il y'a une fuite d'eau autour des toilettes. Ah, regarde là : c'est au niveau du robinet qui remplit la chasse d'eau, que ça fuit.
-Et qu'est ce qu'il faut faire ?
-Probablement changer les joints, c'est pas grand chose.
-Mais comment on fait ?
-Tu ne sais pas faire ça ?
-Ben non, j'ai jamais eu l'occasion...
-De toutes façons on n'a pas de joints de rechange. Attends, déjà il faut couper l'eau pour que je puisse démonter le truc...où est le robinet pour l'arrivée d'eau générale ?
-Heu, sur le palier, je crois. Mais ça va pas couper l'eau chez les voisins ?
-Mais non, voyons ! Passe moi une chaise. »
Elle monta sur la chaise, car le robinet était en hauteur, un peu à droite et au dessus de la porte d'entrée.
« -Maintenant, dit elle, est-ce qu'on a des outils ?
-Oui ! » Dit victorieusement Régis. Et il tira victorieusement d'un placard l'indispensable kit de bricolage Ikea, la célèbre valisette en plastique orange contenant un marteau, deux tournevis et une clef à molette, et qui pouvaient permettre de tirer d'affaire dans 99,9 % des tracas ménagers ne nécessitant pas l'intervention d'un professionnel (par exemple, le kit de bricolage Ikea est absolument inutile en cas d'explosion de chaudière provoquant un trou dans le mur entre ici et chez les voisins à trois heures du matin. Mais pour changer des joints de robinet, ça devait aller.)
Martine dévissa le robinet avec dextérité et la clef à molette.
« -Ouais, les joints sont tout pourris, dit elle.
Elle les retira, et alla les poser sur une feuille de papier avant d'en dessiner les contours au crayon.
-Voilà, comme ça on sait de quel diamètre on a besoin.
-Tu m'épates, dit Régis. C'est nul, mais je n'y aurais pas pensé.
-Reste à trouver des joints ! Dit Martine en souriant.
-Oh, il doit sans doute y'avoir un magasin de bricolage vers Pérols, répondit Régis. On prend la voiture et on y va...
Ils partirent donc un peu au hasard s'embrouiller dans les méandres de la zone commerciale. C'était vraiment le bazar, d'autant plus que les travaux pour l'installation du tramway n’arrangeaient pas les choses, niveau fluidité de la circulation.
-C'est vraiment un bordel innomable ! Dit Régis devant l'absence de marquage au sol, les feux tricolores hors d'usage, la signalisation provisoire peu claire, et les bornes en plastiques qui semblaient plus avoir été balancées aléatoirement que signaler quelque voie que ce soit.
-Hé regarde là bas ! S'écria soudain Martine en montrant une vague direction. L'enseigne d'un Castorama !
-Il doit probablement y' avoir un magasin idoine au pied d'icelle, rétorqua Régis d'un ton didactique.
-Comme tu es beau quand tu dis des choses intelligentes comme ça ! » Dit alors Martine sans la moindre nuance de raillerie dans la voie.
Il restait cependant à atteindre le magasin, ce qui ne s'annonçait pas si facile car il était cerné sur deux côtés par des travaux, et sur le troisième côté par une voie rapide. Des camions poids-lourds encombrant l'entrée principale, ils firent plusieurs fois le tour de l'îlot avant d'apercevoir un grand panneau de contre plaqué portant l'inscription « ENTREE PROVISOIRE » écrite au feutre posca extra-large.
« -Ah ben c'est là ! Dirent-ils enfin en arrivant sur le parking.
Évidemment, pour que ce soit plus amusant, l'entrée du magasin se faisait par une sorte de tente dans laquelle étaient entreposés tout un tas d'articles en promotion, comme des bacs à fleurs en plastique teinté ou des salons de jardin pliants. Martine papillonnait d'un article à l'autre, s'intéressant à tout, lisant les descriptifs...
-Et si on demandait plutôt à un vendeur ? Suggera Régis.
-C'est inutile ! dit Martine. Il suffit d'aller au rayon plomberie et on trouvera tout ce qu'il nous faut . »
Effectivement, et c'était prévisible, ils trouvèrent des quantités effarantes de joints, de toutes les tailles raisonnablement envisageables, et parmi tout ça exactement ceux dont ils avaient besoin.
Lorsqu'ils passèrent en caisse, l'article ne passait pas parce que le code barre avait été mal collé. La caissière dut avoir recours à un mystérieux interlocuteur téléphonique qui lui dicta une série de chiffres qu'elle tapa simultanément, révélant au monde que le sachet de rondelles coûtait deux euros vingt (ce qui n'est pas donné quand on sait qu'ils n'en avaient besoin que de deux).
De retour au studio, Martine remplaça les joints défectueux, revissa le robinet, et réouvrit l'eau.
« -Et si tu en profitais pour nous faire du thé, maintenant que l'eau est revenue ? » Demanda t'elle à Régis.
Il prit une casserole qu'il remplit et la posa sur la plaque électrique incorporée dans le plan de travail à côté de l'évier.
Ils ne savaient même plus quelle heure il était exactement, Ils se levaient n'importe quand, ils mangeaient absolument à n'importe quelle heure, et tout à fait n'importe quoi. Et c'était bien.
Ils allèrent à Sète, visitèrent le centre régional d'art contemporain, et aussi le musée d' Art Modeste d' Hervé Di Rosa. Les deux valaient largement la visite. Au C.R.A.C ils virent une installation de Wim Delvoye qui sentait très mauvais, et une vidéo dans laquelle Eric Duyckaerts rappait mollement une litanie d'insultes envers Emmanuel Kant (qui s'en foutait très probablement).
Au M.I.A.M on présentait des sculptures pornographiques réalisées en coquillages collés et recouverts de peinture pailletée, et une vidéo où le très créatif Pierrick Sorin faisait sêcher ses chaussettes avec un sèche cheveux.
Ils mangèrent de la paella au bord du canal, servis par une blonde effrontée qui leur servit du Bordeaux avec des glaçons dans des verres à eau.
Et donc Ils firent des kilomètres en voiture, dégustèrent des glaces à tous les parfums qu'on leur proposait, mangèrent des frites dès qu'ils en avaient envie. Ils allèrent dans des arcades jouer à des jeux vidéos. Ils dansèrent dans des discothèques et des fêtes de bord de mer. Ils allèrent au cinéma, au restaurant, ils firent les boutiques. Ils écoutèrent la radio, ils burent des litres de vin. Ils croisèrent plusieurs fois Manitas de Plata. Ils s'étourdirent sur les manèges pleins de lumière et d'électricité à la fête foraine de Palavas. Martine cria et rit dans le train fantôme. Ils allèrent à la plage bronzer presque tous les jours. Ils nagèrent dans la mer, et un peu aussi à la piscine, au centre aquatique « Grand Bleu » un jour où il faisait plus frais. Ils peignirent plusieurs autres tableaux, firent beaucoup la cuisine.
Ils firent aussi l'amour des quantités de fois.
-Hé mais tu as bronzé, toi aussi ! S'émerveilla Martine devant les admirables fesses blanches de Régis.
-C'est la grosse supériorité du bronzage traditionnel sur le nudisme : on voit la trace de la culotte même lorsqu'on n'en porte pas !
-Non, rectifia Martine, la vraie classe c'est d'avoir la marque du T-shirt quand on se balade en débardeur !
Régis riait. « -Alors là oui, c'est vrai que c'est fabuleux, la tête et le cou tout rouges, et les épaules et le haut des bras blancs comme des petits suisses, visuellement c'est beau comme du Malevitch ! »
Régis laissait dégorger le poulpe pendant une heure dans un grand saladier d'eau froide, puis coupait la tête, la retournait, la vidait, ôtait le bec entre les tentacules, et débitait le tout en tronçons épais. Il faisait ensuite bouillir les morceaux dans de l'eau vinaigrée, et quand c'était bien cuit, couvrait le tout d'huile d'olive et d'aïl écrasé, et laissait mariner.
Martine ne trouvait rien de meilleur pour l'apéritif, avec un verre de Manzana glacée.
-Tu sais que depuis qu'on est ici on a mangé trois têtes d’ail chacun, et au moins un litre d'huile d'olive ? Dit Régis en apportant les verres embués sur la terrasse.
-C'est très sain. C'est le régime crétois. Rétorqua Martine du tac au tac, derrière ses lunettes de soleil fantaisie à la monture de plastique rouge cerise.
Après le déjeuner, ils allèrent sur la pelouse au bord du lac pour lire sur un banc, à l'ombre des pins.
Il faisait vraiment très chaud ce jour là et la senteur de la résine était si forte que l'air semblait presque poisseux. Régis était assis, et Martine allongée, sa tête reposant sur la cuisse droite du jeune homme.
Ils étaient tous les deux absorbés dans les romans à l'eau de rose qu'ils avaient trouvés chez le bouquiniste, à deux pas de la place « Diana, princesse de Galles ».
-Il est bien le tien ? Demanda Régis.
-Oh, ça se lit pas mal, c'est l'histoire de deux femmes qui prennent le Titanic, l'une des deux seulement réchappe au naufrage mais comme ce sont des sosies et que la survivante est amnésique, en fait on ne sait pas vraiment laquelle a survécu.
-Ah ça a l'air bien ! Le mien parle d'une jeune fille qui doit épouser un noble qu'elle n'a jamais vu pour éviter la ruine à son vieux pêre malade, alors qu'elle est amoureuse de son ami d'enfance. Mais je suis sur que l'amour triomphera.
-Je n'en doute pas, répondit Martine. C'est un Barbara Cartland.
Mais Régis ne l'écoutait plus vraiment.
Il ressentait soudain une légère irritation du regard, comme un papillonnement à l’extrême limite de son champ de vision périphérique, accompagné d'un discret bourdonnement d'oreilles.
Il résista autant que possible...puis tourna vivement la tête.
Il ne fut pas assez rapide pour le voir vraiment, mais il entendit nettement, avec la même contrariété que celui qui reçoit un fax professionnel au club med', le "ploc" caractéristique que fait, lorsqu'il retombe, un petit galet en lévitation orbitante à dix centimètres du sol.
-Et merde. Déjà ? Dit il.
Martine se releva, ronchonne elle aussi. Ils retournèrent au studio en traînant les pieds , rangèrent toutes leurs affaires, firent la poussière, passèrent l'aspirateur après avoir replié le canapé-lit, puis ils se changèrent.
Elle sortit de la penderie ses cuissardes, son casque de walkyrie et son baudrier d'amazone,
Il remit son armure flexible et son épée vorpale.
Ils firent alors le geste magique qui ouvre les espaces entre les dimensions, et repartirent vers leur monde dans un halo lumineux, pour quarante-sept autres mornes semaines à défendre des peuples sans intérêt contre des tyrans absolument pas charismatiques, à délivrer des princesses affreusement banales de donjons mal foutus, à décapiter sans joie des dragons déprimants, à découvrir avec flemme des trésors très quelconques, et à parcourir à cheval les plaines démotivantes, les forêts fastidieuses et les palais sans charme de leur vie ordinaire.